Jouissance et angoisse
Jouissance et angoisse
L'ultime commandement qui dirige notre temps moderne peut se formuler ainsi « il faut jouir le plus possible ».
Les fameux dix commandements de la Bible ont été remplacés par celui ci : « jouis ». C’est ce principe qui est sous-jacent à tout ce que l'on entend et voit. Film, chanson, publicité, internet etc... Alors que la jouissance est a priori quelque chose d'agréable, ce nouveau commandement l'a transformée en devoir. En conséquence, jouir est devenu pénible.
La jouissance est devenue non pas l'espoir d'un bon moment mais l'objectif à atteindre coûte que coûte. Nous sommes donc sans cesse dans une lutte et un combat pour atteindre la jouissance imposée.
Les cabinets de psychanalyste reçoivent beaucoup de personnes aujourd'hui qui ont de nouveaux symptômes. A l’époque de Freud, ses patients venaient parce qu'ils soufraient d'un monde qui ne permettait pas de jouir. La névrose était l'inaccessibilité au droit de jouissance. Les symptômes d'aujourd'hui sont totalement différents, voire à l’extrême opposé de ceux de l'époque de Freud. Ce devoir de jouir, d'avoir tous les gadgets modernes (i-phone, i-pad, etc.), d'essayer toutes les positions sexuelles présentées dans les films, d'avoir tout ce que ce monde nous conditionne à désirer, génère de nouvelles névroses.
Il ne s’agit pas ici d’une critique ni d’un jugement asséné à notre société moderne, il n'est pas dans la fonction du thérapeute de juger. En revanche, on peut constater les mérites et les dangers que provoque ce nouveau mode de fonctionnement pour les individus.
Évidemment, les conséquences de l'hyper-technologie de notre époque permettent de prétendre à une meilleure santé, d'avoir rapidement accès à la connaissance et au savoir, etc.
Néanmoins, on ne peut éviter de constater l'angoisse et les dépressions qui sont le lot de nombreuses personnes appartenant à cette nouvelle génération.
Alors que nous avons accès à presque tout, alors que nous vivons dans une société permissive, sans le poids d'une puissante religion restrictive, néanmoins, la souffrance persiste. Pourquoi, malgré toutes les facilités offertes par la société moderne, l'individu sombre dans la dépression et est submergé d'angoisses ?
La jouissance proposée par cette société moderne est une jouissance de l'avoir. Cela signifie que la pensée dominante affirme que l'être humain sera comblé lorsqu'il possèdera tout. « Avoir tout » signifie aujourd'hui posséder tout ce que la publicité et les films nous donnent à voir.
Mais ce que nous découvrons par le travail de la psychanalyse, c’est que ce type de recherche ne comble pas l'être humain mais au contraire l'angoisse.
Car on ne peut pas combler un manque de l'être par de l'avoir !
Certes, on peut et il est utile de profiter de tout ce que notre société a inventé grâce à la technologie. Mais la confusion entre jouissance et avoir provoque angoisse et dépression, car il est impossible de combler l'être par l'avoir.
La course effrénée à avoir tout vu, tout essayé, tout connu déprime et détruit, car finalement l’être n'est pas pour autant comblé. Alors qu'est ce qui peut nous combler et nous rendre heureux ?
On peut apprendre et découvrir une autre forme de jouissance. Une jouissance qui n'est pas dans le fait d'avoir tel ou tel objet. Mais une jouissance à propos de laquelle Lacan a travaillé durant ses dernières années d'enseignement, une jouissance non phallique. Une jouissance qui serait un lâcher prise plutôt qu'une volonté de tout avoir et prendre.
Un long travail grâce à la psychanalyse permet de découvrir cette autre façon d’appréhender la vie.
Pour illustrer cette idée, ce que dit l'écrivain Milan Kundera nous paraît excellent :
« Chemin : bande de terre sur laquelle on marche à pied. La route se distingue du chemin non seulement parce qu'on la parcourt en voiture, mais en ce qu'elle est une simple ligne reliant un point à un autre. La route n'a par elle-même aucun sens ; seuls en ont les deux points qu'elle relie. Le chemin est un hommage à l'espace. Chaque tronçon du chemin est en lui-même doté d'un sens et nous invite à la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l'espace qui aujourd'hui n'est plus rien d'autre qu'une entrave aux mouvements de l'homme, une perte de temps.
Avant même de disparaître du paysage, les chemins ont disparu de l'âme humaine : l'homme n'a plus le désir de cheminer et d'en tirer une jouissance. Sa vie non plus, il ne la voit pas comme un chemin, mais comme une route : comme une ligne menant d'un point à un autre, de grade de capitaine à grade de général, du statut d'épouse au statut de veuve. Le temps de vivre s'est réduit à un simple obstacle qu'il faut surmonter à une vitesse toujours croissante (...).
Dans le monde des routes, un beau paysage signifie : un îlot de beauté, relié par une longue ligne à d'autres îlots de beauté.
Dans le monde des chemins, la beauté est continue et toujours changeante : à chaque pas elle nous dit « Arrête-toi ! » (Milan Kundera, L'immortalité).